LUNDI, 20 février 1865.
M. JOLY—M. le PRÉSIDENT:—Quand
il s'agit de changer la constitution d'un
Etat, il est bon d'étudier avec soin, sous
tous ses points de vue, la nouvelle constitution que l'on propose de substituer à
l'ancienne; il est bon de ne pas mépriser
l'expérience des siècles. L'histoire est le
meilleur guide de l'homme d'Etat; elle doit
être son point de départ; et ce serait mépriser
ses leçons que de vouloir disposer de l'avenir,
avant que de savoir comment la Providence a
disposé du passé. Pour employer une phrase
banale, mais vraie, il n'y a rien de nouveau
sous le ciel. L'histoire du monde est une
ronde perpétuelle. Les mêmes événements
passent et repassent devant nos yeux, sous
des formes assez variées, il est vrai, pour
tromper un observateur superficiel; mais
celui qui veut penser et approfondir n'aura
pas de peine à découvrir que les hommes se
sont laissé dominer dans tous les temps, par
les mêmes motifs et les mêmes passions; et
il en viendra à la conclusion que les mêmes
causes produisent les mêmes effets. Les hon.
ministres qui ont déroulé devant nous le
projet de confédération ont appuyé tous leurs
arguments sur le futur: ils ont voulu prophétiser; mais l'histoire est une lettre
morte
pour eux. Avant que de prédire le sort de
notre confédération future, ils auraient dû
nous dire quel avait été le sort des confédérations passées. Ce n'est pas tout que
d'évoquer un tableau splendide de grandeur et de
prospérité; il faut d'abord s'assurer que les
bases sur lesquelles on veut élever cet édifice
sont des bases sûres et éprouvées; ce point
établi, il est temps de commencer à construire. Comme l'a dit un des grands professeurs
de la science politique, " la sagesse de
l'homme d'Etat est le résultat de l'expérience
et non de la théorie." Au reste, je ne
m'étonne nullement de la répugnance que
les avocats de la confédération éprouvent à
faire allusion au passé. L'hon. ministre de
l'agriculture seul a eu le courage d'ouvrir le
livre où sont enregistrées les chroniques du
monde, et il s'est empressé de le refermer
avec cette remarque bien significative, surtout
venant de lui:
"Dans toutes les constitutions où le principe
fédéral a été adopté, il est indubitable que l'on
rencontre toujours le même vice fatal: la faiblesse
de l'autorité centrale. Cette maladie a été la
maladie mortelle de toutes les confédérations
dont j'ai entendu parler ou dont j'ai lu l'histoire;
elles sont mortes de consumption."
Ce que le gouvernement n'a pas voulu
faire, nous allons le faire. Nous allons
demander conseil à tous les peuples qui ont
adopté la constitution fédérative, et puisse le
récit de leur triste expérience nous être utile,
en nous mettant en garde contre les mêmes
périls. Je ne ferai que jeter un coup-d'œil
rapide sur l'histoire de chaque confédération;
ce ne sera pas mes propres vues que j'essaierai
de faire adopter, mais celles d'hommes éminents qui ont fait de l'art de bien gouverner
les peuples l'étude de leur vie; j'emprunterai,
autant qu'il me sera possible de le faire, les
paroles mêmes dont ils se sont servis. Lord
BROUGHAM, dont le parlement impérial écoute
la voix avec respect, dans son ouvrage sur la
philosophie politique Political Philosophy,
dans la troisième partie, s'exprime ainsi:
"Outre les autres défauts de l'union fédérative,
sa tendance incontestable à créer le refroidissement et même l'hostilité entre les
différentes
parties d'une nation, est un obstacle insurmontable
au bon fonctionnement de ce principe de gouvernement."
Plus loin, il ajoute:
"Pour trouver la preuve de cette proposition,
il n'y a qu'à jeter un coup-d'œil sur l'histoire de
l'ancienne Grèce. De même qu'un Florentin détestait un Siennois plus qu'un Allemand
ou qu'un
Espagnol, ou même qu'un Turc, dans les temps
modernes, de même, dans les temps anciens, un
Athénien détestait un Spartiate ou un Thébain
bien plus qu'un Persan. L'union fédérale, en conservant une ligne de démarcation entre
ses différents membres, encourage au plus haut degré la
croissance de tous ces préjugés pernicieux que
tout gouvernement doit regarder comme son premier devoir de déraciner, parce qu'ils
conduisent
directement à l'anarchie et à la guerre civile."
Si nous passons des confédérations de la
Grèce et de l'Italie à celle des Sept Provinces
Unies (maintenant la Hollande et la Belgique) nous y trouvons le même état de
choses. Laissons parler lord MACAULAY
(premier volume de son histoire d'Angleterre):
"L'union d'Utrecht, construite à la hâte, au
milieu des convulsions d'une révolution, dans le
but de faire face aux exigences du moment, n'avait
jamais été pesée avec calme, ni perfectionnée,
dans une époque de tranquillité. Chacune des
sept provinces que cette union réunissait en un
faisceau, conservait presque tous les droits de
souveraineté, et exigeait du gouvernement fédéral
le respect absolu de ces droits. Comme les
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autorités fédérales n'avaient pas le moyen de
contraindre les autorités provinciales à une
prompte obéissance, de même, celles-ci étaient
impuissantes vis-à-vis des autorités municipales."
Les partisans de la confédération se plaisent
à citer le sort de la confédération Suisse ou
Helvétique comme une exception au sort
fatal qui pèse sur toutes les confédérations.
Mais la Suisse a tous les germes de cette
maladie mortelle, témoin la guerre civile et
religieuse du Sonderbund; mais les symptômes s'y manifestent avec moins de violence
que dans les autres confédérations, à cause
de sa position exceptionnelle. La France,
la Prusse et l'Autriche sont fortement intéressées à maintenir l'existence de la Suisse
comme Etat neutre et indépendant; elle est
indispensable à leur sûreté. S'il n'en était
pas ainsi, il y a longtemps que l'heure de la
confédération Helvétique aurait sonné. Si
nous passons des confédérations de l'ancienmonde à celle du nouveau, nous trouverons
que le climat de l'Amérique paraît être
encore plus fatal à la vie des confédérations
que celui de l'Europe. Commençons par la
confédération de l'Amérique Centrale, ou
république du Guatimala. Elle fut établie
en 1821, et se composait de cinq Etats:
le Guatimala, l'Honduras, le San Salvador, le Nicaragua, et Costa Rica. En
1839, c'est-à-dire après dix-huit ans seulement, le Honduras donna l'exemple en se
séparant de la confédération, exemple qui
fut bientôt suivi par les quatres autres Etats,
et cette confédération a cessé d'exister, après
une courte vie remplie de révolutions et de
guerres civiles. La confédération de la
Colombie se forma en 1819, des douze provinces arrachées par BOLIVAR au joug de
l'Espagne. Après des troubles et des révolutions continuelles, elles se séparèrent
en
1831 (après douze ans d'existence) en trois
républiques indépendantes, quoique réunies
sous le nom de confédération des Etats-Unis
de l'Amérique du Sud, la Nouvelle-Grenade,
le Vénézuela et l'Equateur. J'ai entre les
mains un volume de l'Annuaire des Deux- Mondes, contenant l'histoire générale des
divers Etats durant les deux années 1853 et
1854. Je ne veux pas prendre le temps de
la chambre en entrant dans les détails de
cette histoire; je la résumerai en lisant
quelques lignes de la table des matières, ou,
sous une forme des plus succinctes, nous
trouvons mentionnés les principaux évènements. Voici ce que j'y lis: " Vénézuela.
Etat
général du Vénézuela...Insurrection de
l853...Insurrection de 1854.—(Une par
année! L'on doit s'accoutumer vite aux
insurrections dans cet heureux pays et venir
à en faire peu de cas)....Emprunt forçé.
(Je suppose que l'on s'accoutume aussi, à la
longue, à cette opération, quelque désagréable qu'elle soit; dans tous les cas, si
les
emprunteurs forcés font bien les choses,
comme je n'en doute pas, ils ne doivent pas
laisser assez à leurs créanciers forçés pour
que cela vaille la peine de renouveler l'opération toutes les années; aussi voyons-nous
que les emprunts forcés ne reviennent pas
tous les ans, au Vénézuela, avec la même
régularité que les insurrections.) Nouvelle
Grenade ... Mouvement des partis. (Je n'augure rien de bon de ce mouvement)...Les
Golgotas et les Draconiens. (Probablement
les libéraux et les conservateurs, qui ont eu
le singulier goût d'adopter ces vilains surnoms, et qui discutent les questions du
jour
à coups de fusil)...Lutte des partis et
menaces de révolution militaire. Mouvement
du 17 avril. (Encore un mouvement!)
Soulèvement des provinces. (Voici au moins
un mouvement bien marqué et sur la nature
duquel l'on ne peut avoir aucun doute.)
Etat actuel de la guerre civile! (A la Nouvelle Grenade on cote la guerre civile,
comme au Canada on cote le commerce de
farine ou de bois; c'est leur état normal.)
M. JOLY—J'entends un hon. membre
s'écrier: " Ce sont des Sauvages." Ce ne
sont pas des Sauvages, mais j'admets qu'ils
se conduisent comme des Sauvages. C'est
l'effet ordinaire de la guerre civile; voyez
ce qui se passe chez nos voisins des Etats- Unis. Mais passons à une autre confédération:
La Bolivie et le Bas-Pérou se réunissent en confédération en l836. Cette confédération
est née, elle a vécu et elle est morte,
tout cela en trois ans, de 1836 à 1839, sans
donner à peine le temps de commencer à
écrire son histoire. Puis vient la confédération des provinces unies de Rio de la
Plata,
ou République Argentine, fondée en 1816
par la réunion de quatorze provinces indépendantes. BOUILLET, après avoir parlé de
l'établissement de la constitution fédérative,
continue en ces termes:
"Cette constitution n'empêche pas les provinces
unies de Rio de la Plata d'être en proie à l'anarchie; les unitaires et les fédéraux
s'y combattent
sans cesse. L'industrie y est nulle, et le commerce
borné."
Je lis dans cette même table des matières de
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l'Annuaire des Deux-Mondes: — " Guerre
civile et levée du siége de Buénos Ayres.
Constitution séparée de Buénos Ayres ...
Lutte des partis et détresse financière.
Echaffourée du 18 juillet 1853. (Je suppose que c'est un terme moyen entre un
mouvement et une insurrection). Révolution du 25 septembre. (Les événements se
succèdent rapidement). Guerre civile. Intervention du Brésil." Mais tout cela s'est
passé en 1853 et 1854. C'est de l'histoire
ancienne; prenons quelques journaux de
cette semaine ou de la semaine dernière;
n'y trouvons-nous? Voici quelques échantillons:
"Le président de San Salvador, dans son discours d'ouverture des chambres, se défend
avec
indignation contre l'accusation dont il est l'objet, de vouloir annexer l'Amérique
Centrale au
Mexique."
Ou bien encore:
"Les hostilités ont commencé entre l'empire
du Brésil et la république de l'Uraguay (l'un des
Etats de la Confédération Argentine). Le Paraguay, un allié de l'Uraguay, a aussi
déclaré la
guerre au Brésil, qui, de son côté, a pour alliés
les révolutionnaires de l'Uraguay, sous les ordres
du général Florès. Une flotte brésilienne, supportée par Florès et ses révolutionnaires
de l'Uraguay, vient d'incendier Paysandu, la capitale
de l'Uruguay... de sorte que l'Uraguay est
déchiré en même temps par la guerre civile et la
guerre étrangère."
Quel triste état de choses! Comme les hon.
ministres, qui nous demandent de voter la
confédération, ont agi prudemment en passant
sous silence toutes ces lugubres scènes, qui
eussent fait trop d'ombre dans leur brillant
tableau! PASSY, dans son mémoire sur les
formes du gouvernement et les causes qui
les déterminent (Mémoires de l'Institut,
sciences morales et politiques, 2ème série,
vol. 3), s'exprime comme suit, en parlant
de toutes ces confédérations de l'Amérique
du Sud:
"Rarement une année s'écoule sens que de
nouvelles rébellions éclatent dans leur sein; rarement les chefs des gouvernements
voient arriver
le terme légal de leurs fonctions; les présidences
ne sont que des dictatures momentanées que s'arrachent des généraux qui passent tour
à tour de
l'exil au commandement; et les Etats associés
eux-mêmes, tantôt séparés, tantôt rendus à l'union, changent incessamment de forme
et d'aspect."
PASSY attribue ces résultats à deux
causes principales: le défaut d'homogénéité
et le manque de lumières. Quant au manque
de lumières, je dirai qu'il y a bien peu de
peuples au monde, s'il y en a, dont la
population soit généralement aussi éclairée
que celle des Etats-Unis de l'Amérique du
Nord; et cependant, aujourd'hui, nous voyons
chez eux les fureurs de la guerre civile
déchaînées avec autant de rage que dans les
confédérations de l'Amérique du Sud. Quant
au défaut d'homogénéité ont parle PASSY,
s'il existe au point de causer de si tristes
résultats dans les confédérations de l'Amérique du Sud, dont tous les citoyens, sans
exception, sont catholiques et parlent la même
langue, et qui, il y a peu d'années encore,
étaient tous réunis dans les rangs de la
même armée pour combattre leur ennemi
commun, l'Espagne, et lui arracher leur
liberté,—si, dis-je, il n'y a pas assez d'homogénéité parmi eux, que ce sera-ce donc
parmi nous, protestants et catholiques, Français, Anglais, Irlandais, parlant deux
langues
différentes? Les liens les plus forts qui
puissent réunir les citoyens d'un même Etat
sont une même langue et une religion commune à tous. Nous n'avons ni l'une ni
l'autre; les confédérations de l'Amérique du
Sud les ont toutes les deux, et cependant,
comme dit PASSY, il ne s'y trouve pas assez
d'homogénéité pour qu'elles puissent espérer
de vivre en aix sous le régime fédératif.
Le Mexique fut constitué en confédération
en 1824; le régime unitaire l'emporta en
1837 et resta en vigueur jusqu'en 1846,
sauf trois années de dictature. En 1846, le
système fédératif fut établi de nouveau,
pour disparaître encore une fois en 1853.
Depuis cette époque, l'histoire du Mexique
est trop connue pour avoir besoin d'être
exposée ici; elle est écrite avec le sang de
ses habitants. Je ne ferai que mentionner
les Etats-Unis de l'Amérique du Nord; je
n'ai ni la prétention ni le pouvoir de remonter aux véritables causes de l'immense
guerre civile qui déchire maintenant cette
confédération. Je me contenterai de dire
qu'il ne faut pas croire que l'esclavage soit
la seule cause de cette guerre civile. Il y a
plus de trente ans, sur une question de tarif
de douanes qui protégeait les manufacturiers
du Nord aux dépens des agriculteurs du
Sud, la Caroline du Sud a donné le signal
de l'insurrection, comme elle l'a depuis
donné en 1861, et sans la fermeté du général JACKSON, qui outrepassa ses pouvoirs
pour sauver son pays, la guerre civile commençait alors; elle était inévitable; elle
ne
fut qu'ajournée. Voilà l'expérience des
confédérations.
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M. CORNELIER—Toutes les confédérations dont vous venez de parler sont des
confédérations républicaines, et elles ont eu
le sort de toutes les institutions républicaines; vous ne nous avez pas parlé des
confédérations monarchiques.
M. JOLY— Je n'ai cité aucune confédération monarchique par la raison qu'il n'y en
a jamais eu et qu'il ne peut pas en exister.
Le principe de la monarchie est que le pouvoir réside en un seul; le principe de la
fédération est que le pouvoir réside en tous
les membres de la confédération; la confédération serait donc toujours républicaine,
lors même qu'elle serait formée de plusieurs
Etats monarchiques, puisque le pouvoir ne
résiderait pas en un seul, mais dans chacun
de ces différents Etats, et qu'aucun d'eux
ne reconnaitrait de chefs; ce serait une
république composée d'un très petit nombre
de membres. Avant que de prendre congé
de toutes les confédérations dont j'ai énuméré les noms, je veux dire un mot, au
moins, en leur faveur. L'on comprend que
des Etats parfaitement indépendants l'un de
l'autre et ne relevant d'aucune autorité dont
l'empire s'étende également sur tous, aient
consenti à se confédérer (malgré les inconvénients de la confédération) dans le but
d'être plus forts pour résister à un ennemi
commun; c'est ce que ces confédérations
ont fait. Mais l'on ne comprend pas
comment des provinces comme les nôtres,
qui n'ont pas une existence indépendante
l'une de l'autre, mais qui relèvent toutes de
la même autorité, ont recours au régime
fédératif dans le but de cimenter l'union qui
existe déjà. La confédération, en élevant
entre elles ces lignes de démarcation dont
parle lord BROUGHAM, rend tout rapprochement intime désormais impossible. Nous
sommes comme des barres de fer fortement
soudées ensemble que l'on proposerait de
réunir encore plus sûrement l'une à l'autre
en substituant à la soudure de la colle de
farine. L'on me répondra:"C'est vrai, le
principe fédératif a toujours et partout
échoué, mais c'est toujours à cause de la
faiblesse du pouvoir central. Nous allons
obvier à cet inconvénient; nous allons établir
un pouvoir central assez fort pour mettre
notre confédération à l'abri de ce danger. "
Mais ce ne sera plus une confédération, ce
sera une union législative que les apôtres
les plus zélés de la confédération repoussent
comme étant incompatible avec la diversité
des intérêts des différentes provinces. Si
vous réussissez à établir ce pouvoir central
assez fort pour dominer les pouvoirs locaux,
ceux-ci n'auront plus d'existence à eux
propre; ils ne seront que les délégués d'autorité du pouvoir central, ses employés,
et
tout vestige de confédération disparaîtra de
votre constitution. Si vous voulez absolument
du système fédératif, vous ne pouvez pas
l'adopter sans adopter en même temps ses
inconvénients: la faiblesse du pouvoir central
n'est pas le résultat du système fédéral, c'est
son origine, sa raison d'être. C'est parce que
le pouvoir central dans une confédération ne
peut être autrement que faible, que des Etats
parfaitement indépendants, et qui désirent le
demeurer, adoptent le système fédératif
uniquement comme un moyen de défense
contre l'étranger. Nous avons déjà, sous
notre constitution actuelle et sans confédération, un pouvoir central plus fort qu'aucun
pouvoir que vous pourrez créer, et auquel
nous nous soumettons cependant sans murmurer, parce que c'est un pouvoir central dont
l'existence n'est pas incompatible avec celle
de nos pouvoirs locaux. C'est le pouvoir de
l'Angleterre. Il est exercé par des hommes
qui vivent trop loin de nous pour prêter
l'oreille aux bruits de nos disputes de races
et de partis et pour y prendre part. Mais si
ce pouvoir central était entre les mains
d'hommes pris parmi nous, d'hommes qui ont
épousé nos querelles et nos animosités, et qui
feraient usage de ce pouvoir pour faire triompher les vues de leur parti, il deviendrait
pour nous un fardeau insupportable. Tel
qu'il est, nous n'en ressentons que les bienfaits.—Après avoir exposé les graves inconvénients
inhérents au système fédératif,
voyons s'il y a quelque chose d'exceptionel
dans notre position, quelque chose qui milite
en notre faveur et qui puisse nous faire
espérer l'immunité de ces maux dont ont
souffert toutes les confédérations avant nous.
Quelle est notre position? En quoi est-elle
plus favorable que celle des autres confédérations? Commençons par le Bas-Canada.
Sa population se compose d'environ trois
quarts de Canadiens-Français, et d'un quart
de Canadiens-Anglais. Il est impossible,
même aux admirateurs les plus aveugles du
plan de confédération, de fermer les yeux sur
cette différence de nationalité qui jouera
certainement un grand rôle dans les destinées
de la confédération future. Lorsque lord
DURHAM écrivait son fameux rapport en 1839,
il disait en parlant des Canadiens-Anglais du
Bas-Canada:
357
"Jamais la population anglaise ne se soumettra
à l'autorité d'un parlement dans lequel les
Français auront une majorité ou même approcheront de la majorité."
Puis il ajoutait, un peu plus loin:
"Dans le langage significatif d'un de leurs
hommes les plus éminents, ils affirment: Qu'il
faut que le Bas-Canada devienne anglais, quand
même pour cela il faudrait qu'il cessât d'appartenir à l'Angleterre."
Quelques erreurs que lord DURHAM ait commises en jugeant les Canadiens-Français,
l'on ne peut certainement pas lui reprocher
d'avoir été trop sévère envers les Canadiens- Anglais. Il n'a fait que dépeindre leurs
sentiments tels qu'ils se manifestaient, en
son temps. Depuis, les circonstances ont
changé, et l'automne dernier, à Sherbrooke,
l'hon. ministre des finances nous offrait un
tableau bien différent lorsqu'il disait:
"Depuis vingt-cinq ans, l'harmonie a régné
dans le Bas-Canada, et les populations anglaises
et françaises se sont donné la main pour travailler ensemble aux intérêts communs
du pays."
Ce tableau est vrai aujourd'hui, comme
l'était celui de lord DURHAM dans son
temps: les circonstances ont changé. Dans
le parlement des deux Canada-Unis, les
Anglais ont une majorité; ils n'ont pas à
traiter avec une majorité française. Mais,
si les circonstances sont changées, les hommes
ne le sont pas. Remettez-les dans les mêmes
conditions où ils se trouvaient avant 1839,
et vous retrouverez en eux tous les mêmes
sentiments que dépeignait lord DURHAM.
Ces germes sont enfouis dans le sol, ils ne
paraissent pas à la surface, mais il ne faudra
que quelques gouttes de pluie pour les faire
lever. Si ces sentiments n'existaient pas
entre les deux nationalités, pourquoi cette
résolution présentée à la chambre par l'hon.
député de Missisquoi, et que je vais maintenant lire:
"Résolu—Q'admettant que le système du gouvernement fédéral soit celui qui doive être préféré
dans l'union des provinces anglo-américaines,
cependant, toute confédération de ces provinces
qui ignorerait les différences de race, de langue
et de religion des habitants de chaque Etat en
territoire que l'on veut ainsi réunir, et qui ne
serait pas rédigée de manière à assurer aux habitants de chaque Etat ou territoire
l'administration
de ses propres affaires locales suivant leurs vues
particulières, ne serait nullement désirable ni
propre au bon gouvernement de ceux pour qui
elle serait faite, ni ce qu'elle devrait être pour leur
assurer la paix et la tranquilité.
"Résolu—Que dans la vue d'assurer à la partie
des habitants du Bas-Canada, qui parlent la
langue anglaise, la libre jouissance de leurs institutions et de leurs droits dans
toute confédération
projetée des provinces, le Canada devrait être
partagé en trois divisions civiles, savoir: le
Canada-Ouest, le Canada-Central et le Canada- Est."
A la simple idée d'une législature où l'élément français aurait la majorité dans le
Bas-Canada, l'on voit poindre ces passions
décrites par lord DURHAM. Il est vrai que
les ministres font de leur mieux pour rassurer
les deux partis, et ils font à chacun d'eux,
séparément, des promesses aux dépens de
l'autre. Canadiens-Français, ne vous laissez
pas séduire par ces brillantes promesses! Un
poète italien décrit les efforts d'une mère
pour faire boire à son enfant un remède qui
doit lui rendre la santé: elle couvre de miel
les bords de la coupe, pour le tenter; de
même, l'on couvre de miel les bords de la
coupe que l'on vous présente, mais, au lieu
de contenir une boisson salutaire qui donne
la santé et la vie, cette coupe contient le
poison et la mort! Je ne crois pas que les
Canadiens-Français abuseront de leur majorité dans le Bas-Canada pour essayer d'opprimer
les Canadiens-Anglais; mais il y a
trop de points sur lesquels ils diffèrent pour
pouvoir vivre longtemps en paix, malgré leur
désir sincère de le faire, sous le système de
gouvernement local que l'on nous propose.
L'hon. premier ministre a dit dans le conseil:
"Je crois que les Canadiens-Français feront
tout en leur pouvoir pour rendre justice à leurs
concitoyens d'origine anglaise, et il ne faut pas
oublier que si les premiers sont en majorité dans
le Bas-Canada, les Anglais seront en majorité
dans le gouvernement général, et qu'aucun acte
d'injustice réelle ne pourra être commis, sans
qu'il soit redressé par le parlement fédéral."
Mais qui décidera si un acte quelconque
des Canadiens-Français est réellement injuste? Le parlement fédéral, où l'élément
anglais sera tout puissant? En politique, l'on
juge rarement d'une manière désintéressée.
Les sympathies de la majorité dans le parlement fédéral seront contre nous. Il se
prépare là une situation bien dangereuse pour
nous. Si la lutte commence, il est impossible de dire où elle s'arrêtera.
M. BEAUBIEN—J'ai confiance dans la
conscience du parlement fédéral. Nous ne
devons pas supposer de mauvaises intentions
aux hommes, mais plutôt supposer qu'ils
nous traiteront comme ils désirent être
traités eux-mêmes, avec justice, et suivant
leur conscience.
358
M. JOLY — Malgré le sermon de l'hon.
membre...je demande pardon, je veux dire
malgré l'observation de l'hon. membre, je
suis d'opinion que nous ne devons pas laisser
des intérêts aussi précieux que ceux qui
nous sont confiés, à la merci d'hommes avec
lesquels nous ne sommes pas sûrs de vivre
toujours en bons rapports, sans autre garantie
que leur conscience. La confédération, en
changeant l'état de choses qui a établi l'harmonie entre les races anglaise et française
du Bas-Canada, détruira cette harmonie, et
les conséquences ne sont que trop faciles à
prévoir. Dans le Haut-Canada, il y a beaucoup plus d'homogénéité; aussi le danger
de
troubles intestins y est-il beaucoup moins
grand. Il est vrai que l'immense pouvoir des
orangistes, et la loi des écoles séparées,
peuvent donner lieu à des difficultés, mais
je crains plutôt les relations du Haut-Canada
avec les autres provinces de la confédération,
et notamment avec celles de l'Atlantique.
Le Haut-Canada objecte, en général, à la
construction du chemin de fer intercolonial;
il voudrait voir les ressources de la confédération future appliquées à ouvrir l'immense
région du Nord-Ouest et à agrandir ses
canaux. Les provinces de l'Atlantique
veulent le chemin de fer intercolonial, mais
elles redoutent les dépenses qu'entraînerait
l'ouverture des régions du Nord-Ouest
et l'élargissement des canaux. Le Haut- Canada craint déjà que les provinces de
l'Atlantique ne s'allient avec le Bas- Canada contre lui; les Canadiens-Français croient
leur nationalité menacée par la
majorité anglaise des autres provinces, et
cependant la confédération n'existe encore
qu'à l'état de projet. Si nos relations avec
les autres provinces ne sont pas maintenant
bien intimes, du moins elles n'ont rien
d'hostile. Nous les regardons avec intérêt
et amitié, comme les membres d'une famille.
Nous croissons tous ensemble à l'ombre du
pavillon anglais, et, en cas de guerre avec
les Etats-Unis, nous sommes tous prêts à
réunir nos efforts, sans arrière pensée, pour
la défense commune. Mais, lorsque les
différentes provinces se rencontreront dans
le parlement fédéral comme sur un champ
de bataille, lorsque là elles auront contracté
l'habitude de se combattre pour faire prévaloir chacune ses intéréts si divers et
si incompatibles, et que, de ces luttes sans cesse
répétées, il aura résulté des jalousies et des
haines inévitables, nos sentiments envers les
autres provinces ne seront plus les mêmes,
et s'il se présente quelque grand danger où
notre salut dépendra de notre union, l'on
trouvera peut-être alors que notre union
fédérative a été le signal de notre désunion.
Ce qu'il y aura de plus dangereux dans cette
position, ce sera le voisinage des Etats-Unis,
qui jettent depuis longtemps sur nos provinces des yeux de convoitise et qui ont une
armée immense que la fin probablement
prochaine de la guerre laissera sans occupation; ils suivront de près nos luttes politiques,
encourageront les mécontents et trouveront bientôt l'occasion d'intervenir dans
nos affaires intérieures, introduits par le
parti le plus faible. L'histoire est remplie
d'événements semblables. L'hon. procureur- général du Bas-Canada prétend que les
adversaires de la confédération désirent
l'annexion aux Etats-Unis. J'ai de la peine
à croire à sa sincérité, quand il exprime
cette opinion; c'est généralement par des
arguments de ce genre qu'il répond à ses
adversaires, quand il n'a pas d'autre réponse
à leur faire. Un des hommes les plus justement respectés du Bas-Canada, et qui jouit
de l'estime universelle, M. CHERRIER, retiré
depuis longtems de la vie politique, se décide,
malgré sa répugnance à se mettre en évidence,
à élever la voix afin de mettre en garde ses
compatriotes contre les dangers du projet de
confédération. Personne ne peut soupçonner
la pureté de ses motifs; n'étant lié à aucun
parti politique, il agissait d'une manière
parfaitement désintéressée. Il semble que
l'opinion d'un homme comme celui-là mérite,
pour le moins, d'être écoutée avec respect.
Au lieu de répondre à ses arguments, l'hon.
procureur-général a essayé de soulever contre
lui les risées dela chambre.—Le gouvernement étouffe la voix de ceux qui veulent
éclairer le peuple, mais il se charge de
l'éclairer lui-même. Voici un ouvrage en
faveur de la confédération, publié en 1865,
intitulé: "
L'Union des provinces de l'Amérique Britannique du Nord, par l'hon.
JOSEPH CAUCHON, membre du parlement
canadien et rédacteur en chef du
Journal de
Québec," et aussi auteur d'un ouvrage publié
en 1858 contre la confédération. Si le
gouvernement était généreux, il ferait distribuer cet ouvrage de 1858 en même temps
que celui de 1865, afin de donner à tout le
monde l'avantage du choix, d'autant plus que
l'hon. auteur ne peut avoir raison dans tous les
deux. Si je mets ces deux ouvrages en regard,
ce n'est pas dans le but de faire une attaque
personnelle contre l'hon. membre; le fait
359
qu'il a d'abord écrit contre et ensuite en
faveur de la confédération est parfaitement
étranger au débat. Je ne l'aurais pas même
mentionné, si le gouvernement ne se servait
pas de cet ouvrage de 1865 (le second),
pour propager partout ses doctrines sur la
confédération: il en fait semer des milliers
d'exemplaires par tout le Bas-Canada et,
afin d'atteindre les Anglais, il le fait traduire
en anglais. Il est donc important d'avertir
le peuple de se méfier des arguments contenus dans ce livre; ils sont en contradiction
directe avec les opinions émises par l'auteur
dans son ouvrage de 1858, dans lequel il dit,
en propres termes, que les conséquences de
la confédération seraient la ruine du Bas- Canada. Comme de raison, l'auteur, dans
son ouvrage de 1865, essaie d'expliquer son
changement d'opinion; il n'en est pas moins
vrai qu'il s'est trompé, soit en 1858, soit en
1865. Lequel des deux ouvrages est le
meilleur? L'on peut dire en faveur de
celui de 1865 qu'il est quatre fois plus gros
que l'autre; c'est-peut-être un désavantage,
aux yeux de certains lecteurs.—Le gouvernement, qui sait combien le peuple craint
les taxes directes, lui dit que la confédération
ne l'expose nullement à ce risque. Quel
nouveau procédé va-t-il done inventer pour
faire de l'argent? Il est indubitable que la
confédération va considérablement augmenter
nos dépenses. Ainsi, par exemple, le Canada,
qui n'a qu'un seul gouvernement à supporter
maintenant (et c'est tout ce qu'il peut faire
que de le supporter), en aura trois ou bien
près de trois: le gouvernement du Haut- Canada, le gouvernement du Bas-Canada et
les neuf douzièmes du gouvernement fédéral.
Il en sera de même pour les législatures. Le
Canada, dont la population formera les neuf
douzièmes de la population de la confédération, aura à construire les neuf deuxièmes
du chemin de fer intercolonial, au lieu des
cinq douzièmes qui devaient être à sa charge,
d'après les arrangements de 1863. Quant à
l'ouverture du territoire presque sans bornes
du Nord-Ouest et à la construction des fortifications dont on ne parle encore qu'à
voix
basse, pour ne pas trop nous effrayer, il est
impossible de calculer les dépenses que ces
travaux entraîneront. Et, en face de cette
augmentation de nos dépenses, notre principale source de revenu va considérablement
diminuer: je veux dire les droits d'entrée
prélevés aux douanes. Voici comment le
ministre des finances explique la nécessité
de cette réduction:
"Il est évident, puisque les provinces de l'Atlantique consomment une beaucoup plus
grande
quantité d'articles payant des droits d'entrée que
nous, que nous serons obligés, pour assimiler tous
les tarifs des douanes, de diminuer les droits
d'entrée que nous payons au Canada. Les provinces de l'Atlantique ne peuvent pas adopter
un
tarif de douanes aussi élevé que le nôtre."
Je crois avoir démontré que nos dépenses
doivent infailliblement augmenter, et comme
nos revenus vont diminuer, à quelle nouvelle
taxe le gouvernement va-t-il avoir recours
pour combler le déficit? L'on nous dit que
le Bas-Canada aura un revenu de près
d'un million et demi, pour faire face à ses
dépenses locales; avec quoi subviendrons- nous à notre part des dépenses fédérales,
qui sera beaucoup plus considérable?—
Mais il est temps d'en venir aux avantages
qui, nous dit-on, doivent infailliblement
résulter de la confédération. Ils peuvent se
classer en trois catégories: politiques, militaires et commerciaux. L'hon. député
de
Montmorenci nous annonce que nous allons
avoir l'avantage de nous asseoir au banquet
des nations. La perspective est très flatteuse,
je l'avoue, mais elle ne doit pas être assez
éblouissante pour nous faire perdre la tête.
L'hon. ministre des finances, fidèle à la
doctrine que la grandeur d'un Etat est proportionnée à la grandeur de sa dette, nous
annonce que notre crédit va augmenter considérablement, et que nous pourrons emprunter
beaucoup plus d'argent que nous ne
l'avons fait jusqu'ici,—perspective qui parait
fort le réjouir. Cette facilité d'emprunter
n'est pas toujours un bien; mais il faut
remarquer que notre crédit dépendra entièrement du succès de notre confédération.
Si
elle ne réussit pas, s'il vient à s'élever
quelque difficulté sérieuse dans son sein, ce
qui n'est pas impossible, l'opinion publique
sera d'autant plus prompte à s'alarmer que
notre forme de gouvernement fédératif ne
donne pas de fortes garanties pour le maintien de l'ordre et de la paix, et notre
crédit
vaudra bientôt moins que le crédit d'une
seule province ne vaut aujourd'hui. L'hon.
président du conseil énumère toutes nos
provinces, en les comparant, l'une après
l'autre, sous le rapport de la superficie, aux
grands Etats de l'Europe, finissant par le
territoire de la Baie d'Hudson, qui, dit-il,
est aussi grand que la Russie d'Europe. Oui,
mais, comme la Russie d'Europe, pourra-t-il
jamais supporter une population de soixante
millions, et nourrir du surplus de son
blé une bonne partie de l'Europe? Ce sont
360
justement ces dimensions, dont l'hon. ministre s'énorgueillit tant, que je crains
pour
nous; ce sera le corps d'un géant avec la
force d'un enfant; il ne pourra pas se tenir
debout. La croissance hâtive et prématurée
est aussi fatale aux Etats qu'à l'homme:
un Etat ne doit étendre ses limites qu'à
mesure qu'il augmente ses forces. L'empire
romain n'a pas atteint tout d'un coup
ses proportions colossales; sa croissance a
été celle du chêne: lente, mais sûre. Ne
nous laissons pas éblouir par l'ambition de
devenir tout d'un coup un grand peuple!
Les Etats-Unis sont un grand peuple, mais
quel est le peuple, quelque petit qu'il soit,
qui envie aujourd'hui leur grandeur? Contentons-nous de notre sort: peu de peuples
en ont un meilleur. La forme du territoire
de la confédération future serait aussi un
obstacle insurmontable à l' établissement d'un
gouvernement fort; elle équivaut à une
difformité. Je citerai le passage suivant à
l'appui de cette proposition:
"Quels peuvent être géographiquement les
avantages de l'Union? Nous parlons plus pour
l'avenir que pour le présent. Si les provinces
que l'on veut unir se groupaient en masse compacte, comme la plupart des Etats de
l'Union,
que leur position géographique fût telle qu'elles
eûssent besoin les unes des autres pour prospérer,
pour avoir une sortie sur l'océan, nous dirions:
voilà, au moins, un motif pour les sacrifices
qu'on nous demande. Mais non, elles sont éparpillées sur la surface du golfe. La plus
rapprochée du Canada, le Nouveau-Brunswick, ne s'y
rattache que par une longue lisière de terrain
à peine de quelques lieues de largeur et sur les
flancs de laquelle se déploie, menaçante, la frontière de l'Union Américaine. Et encore,
à l'heure
qu'il est, en attendant les améliorations dont nous
venons de parler, le plus court chemin, pour venir
de ces provinces à nous, est celui des Etats-Unis.
Si l'Union des Canadas a été odieuse dans sa
formule, du moins elle pouvait se justifier, vue
du côté géographique; le Haut-Canada avait
besoin du St. Laurent pour arriver à la mer, et les
deux provinces forment ensemble une masse compacte qui dit assez que l'acte constitutionnel
de
1791 avait eu tort de les séparer."
Si les lecteurs de l'ouvrage publié par
l'hon. M. CAUCHON, en 1865, en faveur de
la confédération, désirent savoir où j'ai pris
ce passage, je leur repondrai: dans l'ouvrage
de l'hon. M. CAUCHON, de 1858. C'est la
partie de son ouvrage de 1858 dont l'hon.
auteur aura problablement le plus de peine
à se débarrasser. Il peut bien alléguer, pour
expliquer son changement d'opinions, sur
d'autres points, que la position politique est
changée, que nos relations entre les provinces
et avec nos voisins des Etats-Unis ne sont
plus les mêmes, mais je ne crois pas qu'il
ira jusqu'à dire que la configuration géographique du pays est changée. Il essaiera
peut-être de dire que le chemin de fer intercolonial, dont la construction fait partie
du
programme de la confédération, obviera aux
défauts ne notre position géographique, mais
je lui repondrai qu'en 1858, quand il a écrit
son premier ouvrage, l'on proposait la construction du chemin de fer intercolonial
comme on le propose maintenant; l'on en
verra la preuve dans le passage même que
je vais citer:
"Et encore, à l'heure qu'il est, en attendant les
améliorations dont nous venons de parler, le plus
court chemin, pour venir de ces provinces à nous,
est celui des Etats-Unis."
M. le PRÉSIDENT, il m'est impossible de
tirer l'hon. auteur de ce mauvais pas, malgré
tous mes efforts; aussi j'y renonce. L'hon.
procureur-général nous promet que le Bas- Canada sera le soleil de la confédération.
Puisque nous ne pouvons trouver aucune
comparaison sur notre pauvre globe pour
peindre notre grandeur future, allons emprunter un emblême au ciel, au risque de
nous perdre dans les nuages, en compagnie
des avocats de la confédération. Je propose
d'adopter l'arc-en-ciel comme notre emblême.
Par la variété de ses couleurs, l'arc-en-ciel
donnerait une excellente idée de la diversité
des races, des religions, des sentiments et
des intérêts des différentes parties de la confédération. Par sa forme, mince et allongée,
l'arc-en-ciel représenterait parfaitement la
configuration géographique de la confédération. Par son manque de consistance, une
image sans corps, l'arc-en-ciel donnerait
une excellente idée de la solidité de notre
confédération. Il nous faudra absolument
un emblême, tous les grands peuples en ont:
adoptons celui-là.— M. le PRÉSIDENT, le
fait que nos provinces se trouveront tout
d'un coup érigées en confération ne nous
donnera pas un homme de plus; l'on ne
fait plus sortir maintenant de la terre, en
frappant du pied, des bataillons tout armés,
comme l'on faisait dans les temps mythologiques. L'hon. procureur-général du Bas-
Canada a développé un plan de stratégie que
je prends la liberté de recommander à la
considération sérieuse du général-en-chef.
L'hon. ministre résume en ces termes les
avantages de la confédération sous le point
de vue militaire:
361
"Quand nous serons réunis, l'ennemi saura
que, s'il attaque quelque partie de nos provinces,
l'Ile du Prince-Edouard ou le Canada, il aura à
rencontrer les forces combinées de l'empire."
Il n'y a pas besoin de la confédération
pour que nos voisins sachent cela; ils ont
généralement l'esprit assez fin pour découvrir, sans qu'on le leur dise, que s'ils
se contentent de nous attaquer sur un seul point à
la fois, comme de raison, ils auront à rencontrer toutes nos forces. Il est regrettable
que
nous ne puissions pas faire un contrat avec
eux, par lequel ils s'engageraient à ne nous
attaquer que sur un seul point a la fois,
Québec, par exemple; nous pourrions même
mettre à leur disposition, gratis, le chemin
de fer du Grand Tronc pour amener leurs
troupes jusqu'à la Pointe Lévis. A quoi
serviraient aux Etats-Unis leurs immenses
armées, leurs nombreuses flottes, les moyens
de transport qui abondent pour eux de tous
côtés, s'ils ne nous attaquaient que sur un
point à la fois, comme paraît l'espérer l'hon.
ministre? Dans la guerre de 1812, ils nous
ont attaqué simultanément sur plusieurs
points, quoique leurs troupes fussent alors
bien moins nombreuses, en proportion des
nôtres, qu'elles ne le seraient maintenant,
en cas de guerre, et quoique leurs moyens
de transport fussent alors bien inférieurs à
ce qu'ils sont aujourd'hui. Terreneuve,
l'Ile du Prince-Edouard, la Nouvelle-Ecosse,
le Nouveau-Brunswick, le Canada, seraient
tous attaqués à la fois, et chaque province sur
différents points. Les provinces s'aideront
assez l'une l'autre si chacune d'elle peut
maintenir l'intégrité de son territoire, de
manière à ce que l'ennemi ne prenne pas la
province voisine en flanc,—de même que le
soldat, en ligne de bataille, aide son camarade
à ses côtés par le seul fait qu'il se maintient
à sa place dans la ligne. Nous n'avons pas
besoin de la confédération pour avoir l'unité
indispensable dans toute opération militaire,
l'unité de la tête. Un général en chef dirigera la défense de toutes nos provinces;
il
enverra des troupes, et, s'il le peut, des
vaisseaux, aux endroits les plus menacés, et
aidera chaque province à défendre dans notre
longue ligne de batailles le poste que la Providence lui a déjà assigné. Au reste,
en
cas de guerre avec les Etats-Unis, si nous
ne comptions que sur le nombre, nous serions
tristement désappointés. Il nous faut avant
tout l'enthousiasme; il faut que nos citoyens- soldats comprennent qu'ils risquent
leur vie
pour quelque chose qui en vaut la peine;
qu'ils sont plus heureux sous le drapeau de
1'Angleterre que sous celui des Etats-Unis,
et qu'ils ne peuvent que perdre au change.
Dans la position actuelle des Etats-Unis. il
n'est pas difficile de leur faire comprendre
cela; les taxes seules, qui écrasent maintenant les Américains, et dont le poids augmente
tous les jours, suffisent pour faire voir du
premier coup-d'œil combien notre position
est plus avantageuse que la leur au point de
vue matériel. Mais si, pour faire face aux
dépenses extravagantes que la confédération
doit entrainer, le peuple se trouve taxé au- delà de ses forces, le gouvernement ne
devra
pas s'étonner si, au moment où il fera appel
au courage du peuple pour combattre l'ennemi, il reçoit la réponse que le vieillard
reçut de son âne, dans la fable de Lafontaine du vieillard et de l'âne. Lorsque le
vieillard, à l'approche de l'ennemi, veut
remonter sur son âne pour s'enfuir, l'âne
refuse et engage avec son maître le dialogue
suivant:
"Me fera-t-on porter double bât, double charge?
Non pas, dit le vieillard, qui prit d'abord le large.
Et que m'importe donc, dit l'âne, à qui je sois?
Sauvez-vous, et me laissez paître.
Notre ennemi, c'est notre maître.
Je vous le dis en bon français."
Lafontaine, comme on le voit, disait, il y
a deux cents ans, des choses sérieuses en
riant. Si le gouvernement considère le peuple
comme un âne, comme une bête de somme
que l'on peut charger sans pitié, le peuple
lui répondra un jour ce que l'âne, dans la
fable de Lafontaine, répondit à son maître.
Lord Bacon, dans ses essais, exprime la
même pensée sous des formes plus graves.
Mais entre les intérêts purement matériels,
qui sont cependant bien importants,—car le
bonheur et la misère marchent rarement
ensemble,—il est d'autres intérêts d'un ordre
plus élevé qui excitent le courage des peuples
et les rendent quelquefois capables de supporter les luttes les plus inégales. Otez
aux
Canadiens-Français le souvenir de leur nationalité, et vous leur ôtez l'enthousiasme
qui
aurait doublé leurs forces.— Je concours avec
les hon. ministres dans leur désir de nouer
des relations commerciales plus intimes entre
les différentes provinces. Mais, lorsque l'on
vient parler de l'immense avantage qui
résulterait de ces relations, comme d'un
argument irrésistible en faveur de la confédération, il est bon de prendre d'abord
la juste
mesure de ces avantages, et ensuite de voir
si nous ne pouvons pas les obtenir sans la
362
confédération. Les provinces du golfe ont
du bois, du charbon et des pêcheries; quant
à nous, nos deux grands articles d'exportation
sont le bois et le blé. Quand au bois, les
provinces du golfe n'ont pas plus besoin du
nôtre que nous n'avons besoin du leur. Quant
au charbon, nous importons d'Angleterre ce
qui est nécessaire à nos besoins actuels,
comme lest, à bord des nombreux vaisseaux
qui viennent ici chercher nos bois, à meilleur
marché que nous ne pouvons l'importer des
provinces du golfe. Quand cette source
deviendra insuffisante pour subvenir à nos
besoins croissants, la question s'élèvera de
décider où nous prendrons notre charbon.
Si les provinces du golfe peuvent nous le
fournir à meilleur marché que les Etats-Unis,
nous l'achèterons d'elles Quant au Haut- Canada, il est probable qu'il achètera son
charbon à la Pennsylvanie, dont les mines
sont en communication directe avec le lac
Erié, sur la rive nord duquel la partie la plus
riche et la plus peuplée du Haut-Canada se
trouve située. Quant aux pêcheries, le Canada
a dans ses eaux assez de poissons, non seulement pour fournir à tous ses besoins,
mais
encore pour en exporter, depuis Gaspé, en
Europe. Venons-en à notre blé. L'hon. président du conseil nous dit que, dans une
seule
année, les provinces de l'Atlantique ont payé
quatre millions quatre cent quarante-sept
mille piastres aux Etats-Unis pour la farine,
et qu'une partie de cette farine venait du
Haut-Canada; et l'hon. ministre demande
pourquoi nous ne vendrions pas nous-mêmes
notre farine aux provinces d'en-bas? Par la
simple raison que, comme au lieu de payer
quatre millions quatre cent quarante-sept
mille piastres aux Etats-Unis, elles auraient
probablement à nous en payer cinq millions,
elles refuseraient d'acheter de nous. Il n'y
a pas de sentiment en affaires; l'on va au
meilleur marché; les provinces du golfe
achèteront leur farine des Etats-Unis tant
qu'elles pourront l'obtenir à meilleur marché
d'eux que du Canada; et le fait qu'elles
l'obtiennent à meilleur marché d'eux est
incontestablement prouvé par le fait qu'elles
achètent d'eux et non de nous. Au reste,
il n'y a qu'à jeter un coup-d'œil sur la carte
pour s'expliquer la différence des prix. Je
ne crois pas que l'on puisse employer avantageusement le chemin de fer intercolonial
pour transporter de la farine de la Rivière- du-Loup à Halifax: le prix du transport
sur
cinq cents milles de chemin de fer serait
trop élevé; il faudra donc se servir de la
voie de l'eau. Kingston et Halifax sont
sous la même latitude, entre le 44ème et le
45ème degré; depuis Kingston, le St. Laurent se dirige toujours vers le nord-est,
et il
atteint le 50ème degré de latitude dans le
golfe; depuis ce point, pour passer le détroit
de Canso, il ne faut pas seulement descendre
cinq degrés, mais il faut de plus aller près
de 3 degrés à l'est, puis revenir de près de
3 degrés vers l'ouest, avant que de toucher
Halifax, et, de plus, toute cette navigation
n'est pas sans dangers. Quand on compare
cette route tortueuse à la voie beaucoup plus
directe des Etats-Unis, et que l'on se
rappelle que les produits s'écoulent toujours
par le chemin le plus court et le plus économique, l'on se rendra compte des raisons
qui
permettent aux Etats-Unis de vendre, même
notre blé, aux provinces du golfe, à meilleur
marché que nous ne pouvons le faire nous- mêmes. Je viens d'essayer de réduire les
avantages commerciaux que l'on nous
promet à leurs justes proportions, maintenant j'ai à démontrer que tous ces avantages,
nous pouvons les obtenir sans la confédération. Je citerai, pour cela, les paroles
mêmes
de l'hon. ministre des finances:
"Si nous considérons le résultat du libre
échange de produits entre le Canada et les Etats- Unis, nous verrons que notre commerce
avec eux
a augmenté, en dix ans, de pas moins de deux millions à vingt millions de piastres;
et si le libre
échange a produit de pareils résultats, dans ce
cas, que ne devons-nous pas attendre de la disparition des obstacles artificiels qui
entravent le
libre échange entre nous et les provinces du
golfe? "
Mais ce beau résultat n'a pas été obtenu
au moyen d'une confédération avec les
Etats-Unis. Qui nous empêche d'avoir le
libre échange avec les provinces du golfe?
A l'appui de cette manière de voir, je citerai
l'ouvrage de l'hon. député de Montmorenci,
non pas celui de 1858, mais celui de 1865,
écrit en faveur de la confédération, pages
32 et 33, où il démontre de la manière la
plus conclusive que nous n'avons nullement
besoin de la confédération pour perfectionner nos relations commerciales avec
les provinces du golfe. C'est sous ce
titre des avantages commerciaux que le
chemin de fer intercolonial doit trouver
sa place. L'hon. président du conseil dit
aussi qu'il est en faveur de la confédération
parce qu'elle nous donnera un port de mer
pendant toutes les saisons de l'année, et,
ajoute-t-il, ceci est une puissante raison en
faveur de la confédération. Il nous faut un
363
port de mer en hiver, surtout si les Etats-Unis
abolissent le droit de transit; il nous le
faut aussi, absolument, pour perfectionner
notre système de défenses. Mais avons-nous
besoin de la confédération pour construire le
chemin de fer intercolonial? Non! L'hon.
ministre, dans le même discours, répond aux
représentants du Haut Canada qui se plaignent de ce que l'on va construire le chemin
de fer intercolonial avant que de s'occuper à
ouvrir le territoire du Nord-Ouest:—
"La raison est que les moyens nécessaires pour
construire le chemin de fer intercolonial nous
sont déja assurés par la garantie du gouvernement impérial, qui nous mettra à même
d'obtenir
de l'argent à un taux très-avantageux pour nous."
Il y a longtemps que ces ressources nous
sont assurées, longtemps avant qu'il ne s'agit
de confédération. Je vois aussi dans un
rapport soumis à la chambre, à la suite d'une
adresse présentée l'année dernière par l'hon.
ministre de l'agriculture que, dès que l'ont eût
appris en Angleterre que M. FLEMING avait
été nommé pour faire un rapport sur le plan
du chemin de fer intercolonial, deux offres
nous ont été de suite faites pour la construction du chemin de fer, sans aucune demande
de notre part; l'une est contenue dans la
lettre de M. C. D. ARCHIBALD, du 27
août 1863, et l'autre dans celle de M. C.
J. BRYDGES, du 4 mars 1864. Notre
crédit est donc assez bon pour nous procurer les moyens de construire le chemin de
fer sans avoir recours à la confédération.
En résumé, tous ces avantages sont négatifs,
c'est-à-dire que la confédération ne nuira
pas à nos intérêts militaires et commerciaux,
qui peuvent parfaitement se passer d'elle.
Quant aux inconvénients, je m'en remets au
jugement de la chambre qui décidera s'ils
sont positifs. L'on me dit: " Si vous ne voulez
pas de la confédération, que voulez-vous
donc?" Je réponds: Nous voulons rester
comme nous sommes. " C'est impossible, me
répond-on, au point où nos relations en sont
avec le Haut-Canada. " L'hon. premier
ministre, en introduisant le projet de confédération à la législature, a dit:
"Dans le temps où ces mesures étaient mises
sur le tapis, le pays était menacé d'une guerre
civile, et je demanderai si ce n'était pas le devoir
des deux partis de la chambre de faire tout ce qui
était en leur pouvoir pour prévenir les résultats
malheureux qui en seraient résultés."
Tous les ministres l'ont suivi, dans le
même sens, sans s'inquiéter du tort incalculable qu'ils causaient au Canada, eux dont
le
devoir est de veiller au maintien de sa bonne
réputation et de ses intérêts. Quel sera
l'étonnement du monde, qui regarde le Canada comme un des pays les plus favorisés,
ou l'on trouve plus de liberté et de tranquillité que dans aucun autre, quel sera
son
étonnement d'apprendre que nous sommes
à la veille d'une guerre civile? Quel
sera le résultat de cette nouvelle sur
notre crédit? Le monde ne saura pas quels
sont les motifs de nos ministres en dépeignant l'état de leur patrie sous des couleurs
si sombres; il ne saura pas qu'il leur faut la
confédération pour se maintenir au pouvoir,
et qu'ils emploient cette menace de guerre
civile comme un argument sans réplique
pour nous forcer à accepter la confédération.
Combien cette déclaration des ministres, que
nous sommes à la veille d'une guerre civile,
ne contraste-t-elle pas avec l'ouverture du
discours du trône qui rend grâce à la Providence du contentement général qui règne dans
cette province, et à l'adresse votée par la
législature, en réponse au discours du trône,
qui est l'écho fidèle de ce sentiment de
reconnaissance? Qu'aurait dit l'administration, si un membre s'était levé pour proposer
un amendement à l'adresse, dans les termes
employés par l'hon. premier ministre: " Que
le pays est menacé d'une guerre civile et
qu'en conséquence la chambre ne peut pas
admettre qu'il existe un contentement général? " C'est sur des raisons bien différentes
de celles-là que le discours du trône se base,
pour recommander l'adoption du plan de
confédération. Mais, sommes-nous véritablement à la veille d'une guerre civile?
Comme de raison, ce serait la représentation
par population qui en serait le motif. La
population du Haut-Canada réclame-t-elle la
représentation par population comme une
condition sine quâ non à la continuation de
nos relations pacifiques? Ce désir d'obtenir
la représentation par population a-t-il pris de
telles racines dans le cœur du Haut-Canada
qu'il soit prêt à se plonger et à nous plonger
avec lui dans les horreurs de la guerre civile,
pour en obtenir la réalisation? Ou bien, plutôt,
la représentation par population n'est-elle
pas un de ces engins politiques dont se
servent des hommes ambitieux qui ne
peuvent pas trouver d'autres leviers pour
soulever les masses en leur faveur? Nous,
Bas-Canadiens, qui, à cette distance du Haut- Canada, ne pouvons pas juger des sentiments
de sa population par notre propre expérience,
nous devons avoir recours, pour former nos
364
opinions, aux journaux du Haut-Canada et
aux discours prononcés par ses membres
dans cette chambre; ce sont les seuls
moyens à notre portée. Eh bien! en 1862,
nous avons vu les chefs du Haut-Canada,
qui sont en même temps affiliés avec ses
principaux journaux, comme propriétaires,
ou rédacteurs ou collaborateurs, nous les
avons vus (excepté le président du conseil
qui avait la prudence de se tenir à l'écart)
accepter des emplois dans le gouvernement
MACDONALD-SICOTTE, dont le principe fondamental était l'égalité de la représentation
entre les deux sections, principe qui lui donnait droit à l'appui cordial du B.-Canada.
Nous
les avons vu réélire malgré cette renonciation
à leurs principes, et nous les avons vus votant
contre la représentation par population. J'en
conclus que le Haut-Canada est beaucoup
plus indifférent, et ses chefs beaucoup moins
sincères, sur cette question de la représentation, que l'on veut nous le faire croire;
sans cela, le Haut-Canada aurait profité de
l'occasion que les élections lui offraient pour
punir ceux qui l'avait trahi. Mais quels sont
ces deux hommes qui harmonisent aujourd'hui leurs voix, jadis si discordantes, pour
nous prédire la guerre civile, si nous ne votons
pas pour la confédération. Ce sont le procureur-général du Bas-Canada et le président
du conseil, (les hon. MM. CARTIER
et BROWN)! L'un demandant la représentation par population, l'autre la refusant; ils
se sont posés tous les deux comme
les champions de leurs sections et en
sont devenus les chefs. Quand ils ont
vu que ce jeu ne profitait ni à l'un ni
à l'autre, puisque le président du conseil
paraissait exilé à tout jamais des fauteuils
ministériels, et que le procureur-général du
Bas-Canada ne pouvait pas se maintenir au
pouvoir, le procureur-général a cédé; il a
consenti à la représentation par population,
en essayant de le déguiser sous le nom de
confédération, et pour prix de sa complaisance, le président du conseil l'a sauvé,
lui
et ses collégues, et a daigné accepter un siége
au milieu d'eux. Ils nous menacent de la
guerre civile pour nous forcer de ratifier leur
marché. Il n'y a qu'un homme au Canada
qui pût faire ce que le procureur-général du
Bas-Canada a fait, et cet homme, c'est lui- même. Grâce à son énergie, à sa connaissance
intime du fort et du faible de ses compatriotes,
le procureur-général du Bas-Canada est
parvenu à conquérir le rang, que personne
ne peut lui disputer, de chef de la nationalité
canadienne-française. Pour parvenir à ce
but, il a écrasé les faibles, il a flatté les
forts, il a trompé les crédules, il a acheté les
hommes vénaux, il a élevé les ambitieux, il
a employé tour à tour la voix de la religion
et celle de l'intérêt, et il a atteint son but.
Lorsque le Bas-Canada a appris son alliance
avec le président du conseil (l'hon. M.
BROWN), il s'est élevé de toutes parts un cri
d'indignation: il a su changer l'indignation
en admiration Lorsque son projet de confédération est devenu public, l'inquiétude
s'est
emparée de toutes les classes, averties par
leur instinct du danger qui nous menaçait:
il a su changer cette inquiétude en profonde
sécurité. Je le comparerai à un homme qui
a gagné la confiance sans bornes du public, et
qui en profite pour fonder une caissed'épargne
où le riche vient verser ses richesses,
où le pauvre journalier vient déposer la
faible somme économisée sur ses gages, pour
rencontrer les mauvais temps, sans exiger
de reçus Quand cet homme a tout ramassé
dans ses coffres, une occasion se présente
d'acheter, au prix de cette fortune dont il
est dépositaire, l'objet qui flatte son ambition,
et il l'achète, sans hésiter, sans penser à tous
les malheureux que sa conduite va ruiner.
Le dépôt placé entre les mains du procureur- général, c'est la fortune des Canadiens-
Français, c'est leur nationalité. Cette fortune
n'avait pas été faite en un jour: c'était le
fruit du travail et des économies de tout un
peuple, pendant un siècle. Pour prolonger
de quelques mois l'existence éphémère de son
gouvernement, le procureur-général a sacrifié,
sans hésiter, ce précieux dépôt qu'avait mis
sous sa garde la confiance sans bornes de ses
concitoyens.
M. JOLY —Cinq mille piastres de salaire
et l'honneur de la position.
M. JOLY—Je le sais bien; c'est pour
cela que l'hon. membre désire étendre
le cercle de ses opérations. Mais il ne
jouira pas longtemps du fruit de sa trahison. En brisant le pouvoir des Canadiens-
Français, il a brisé le sien, car il n'existe
que par eux. Croit-il en l'amitié sincère des
libéraux du Haut-Canada? Ils l'ont combattu
trop longtemps pour qu'il existe aucune
sympathie entre eux et lui; et maintenant il a même perdu leur respect. Ils ont
consenti à s'allier avec lui pour obtenir leur
365
but, la représentation par la population;
mais, dès qu'ils n'auront plus besoin de lui,
ils le jetteront de côté comme un outil devenu
inutile. Je regarde cette menace de la
guerre civile comme une comédie jouée entre
les deux associés. Ils nous crient: " Prenez
garde! nous allons nous battre, nous allons
faire un malheur si vous ne nous arrêtez pas!"
Ne vous dérangez donc pas, pour les arrêter;
ne craignez rien, ils ne se battront pas. L'on
nous dit aussi: voyez tous ces changements
de ministères depuis 1862; cet état de choses
peut-il continuer plus longtemps? J'avoue
que tous ces changements ont dû être fort
désagréables pour les différents ministres qui
en ont été les victimes; mais le pays en a-t-il
beaucoup souffert? L'état des finances d'une
nation est la pierre de touche de sa prospérité. En 1862, le ministre des finances,
avant de résigner, déclarait un déficit de cinq
millions cent cinquante-deux mille piastres,
(page 20 de son discours); pour l'année
finissant le 30 juin dernier, c'est un surplus
de sept cent cinquante mille piastres. Sans
tous ces changements de ministres, il est
impossible de dire quel chiffre aurait
aujourd'hui atteint le déficit qui, depuis plusieurs années avant 1862, allait toujours
en
augmentant. Ces deux motifs allégués par
les ministres ne sont qu'un voile pour cacher
le véritable motif de cette révolution totale
dans notre constitution: le vrai motif, c'est
simplement leur désir de rester au pouvoir. —
Sans vouloir entrer dans tous les détails de
la mesure proposée à la chambre, qui ont été
si bien traités par l'hon. député d'Hochelega,
surtout le conseil législatif, il en est
quelques uns que je ne peux pas passer sous
silence. Voici les paragraphes des résolutions
de la conférence de Québec qui règlent l'organisation de la chambre basse de la législature
fédérale, principalement sous le rapport du
nombre de représentants:
"17. La représentation, dans la chambre des
communes, aura pour base la population, dont le
chiffre sera déterminé par le recensement officiel
fait tous les dix ans; et le nombre des représentants sera d'abord de 194, distribués
comme suit:
Haut-Canada... |
82 |
Bas-Canada... |
65 |
Nouvelle-Ecosse... |
19 |
Nouveau-Brunswick... |
15 |
Ile de Terreneuve... |
8 |
Ile du Prince-Edouard... |
5 |
"18. Il ne pourra pas y avoir de changement
dans le nombre des représentants des diverses
provinces avant le recensement de 1871.
"19. Immédiatement après le recensement de
1871 et chaque autre recensement décennal, la
représentation de chacune des provinces, dans la
chambre des communes, sera répartie de nouveau
en prenant pour base la population.
"20. Pour les fins de ces nouvelles répartitions,
le Bas-Canada n'aura jamais ni plus ni moins que
65 représentants, et chacune des autres sections
recevra, à chaque telle nouvelle répartition, pour
les dix années qui suivront, le nombre des
membres auquel elle aura droit en prenant pour
base de calcul le nombre d'âmes représenté,
suivant le recensement alors dernier, par chacun
des 65 membres du Bas-Canada.
"21. Nulle réduction n'aura lieu dans le
nombre des représentants élus pour une province
quelconque, à moins que le chiffre de sa population n'ait décru de 5 pour cent, ou
plus, relativement à la population totale des provinces fédérées.
"22. En supputant, à chaque période décennale,
le nombre de représentants auquel chaque section
aura droit, on ne prendra en considération les
fractions que lorsqu'elles dépasseront la moitié
du nombre qui donnera droit à un représentant,
auquel cas ces fractions auront, chacune, droit à
un représentant."
J'objecte à la clause 21ème, parce qu'elle
contient des dispositions injustes envers le
Bas-Canada. La portée de cette clause n'est
pas généralement comprise; cette proportion
de cinq pour cent paraît être bien peu de
chose, et cependant, dans certaines circonstances, elle pourra produire des résultats
considérables, qui ne sont pas pris en considération dans les explications données
sur
ce sujet par l'ouvrage de l'hon. M. CAUCHON
que le gouvernement a fait distribuer (pages
74 à 89). Il est difficile de prévoir quel
sera exactement l'accroissement numérique
des différentes provinces d'ici au prochain
recensement de 1871. L'hon. M. CAUCHON
base ses calculs (page 83) sur le taux de
trente pour cent. Supposons le cas que
toutes les provinces (excepté le Bas-Canada)
augmentent leur population de trente pour
cent, entre 1861 à 1871, et que le
Canada augmente la sienne de trente-quatre
pour cent. L'on objectera peut être que ce
n'est pas probable. Je répondrai qu'en discutant un projet de l'importance de celui-ci,
l'on doit pourvoir à toutes les éventualités
possibles; mais celle-ci est bien loin d'être
impossible si les prédictions du ministre des
finances et du procureur-général, qui promettent au Bas-Canada un si brillant avenir
sous le régime fédéral, se réalisent. Si le
Bas-Canada devient le cœur de la vie commerciale de la confédération; si les mines
de cuivre, de plomb, d'argent et d'or que
nous venons de découvrir, ont le même effet
qu'elles produisent partout, d'attirer une
grande affluence de population, l'on ne
peut pas m'accuser d'exagérer beaucoup en
366
supposant que la population du Bas-Canada
pourrait augmenter, de 1861 à 1871, de
quatre pour cent de plus que la population
des autres provinces. Dans le cas que je
suppose, l'augmentation serait comme suit:
Haut-Canada... |
418,827 |
Bas-Canada... |
377,625 |
Nouvelle-Ecosse... |
99,257 |
Nouveau-Brunswick... |
75,614 |
Terreneuve... |
39,000 |
Prince-Edouard... |
24,227 |
Total de l'augmentation... |
1,034,550 |
D'après ce calcul, le Bas-Canada aurait
en 1871 une population de 1,488,289
âmes, qu'il faudra diviser par 65, nombre
invariable de représentants du Bas-Canada,
pour trouver quel sera le nombre de
constituants pour chaque représentant dans
le parlement fédéral. Le résultat sera
22,896. Le Haut-Canada aurait 1,814,918
âmes, qui, divisées par 22,896, donnerait 79
représentants, au lieu de 82. La Nouvelle- Ecosse aurait 430,114 âmes, qui donneraient
19 représentants, comme maintenant (18 et
une fraction au-dessus de la moitié.) Le
Nouveau-Brunswick aurait 327,661 âmes,
qui donneraient 14 représentants au lieu de
15. Terreneuve aurait 169,000 âmes, qui
donneraient 7 représentants au lieu de 8.
L'Ile du Prince-Edouard aurait 104,984
âmes, qui donneraient cinq membres comme
maintenant (4 et une fraction au-dessus de
la moitié.) L'on voit que, si les cinq autres
provinces étaient représentées sur le même
pied que le Bas-Canada, elles devraient en
1871 perdre, entre elles, cinq membres. Mais
comme le chiffre de la population de chacune
n'aura pas décru de cinq pour cent, relativement à la population totale des provinces
fédérées, il n' aura pas de réduction dans
le nombre de leurs représentants, d'après les
dispositions de cette clause 21. Le Bas- Canada, plus qu'aucune autre province, est
intéressé à surveiller de près le mécanisme
adopté pour organiser la législature fédérale.
Dans une question vitale, nous aurions à
neutraliser les votes de ces cinq membres
(qui en justice auraient dû être déduits de
la représentation des autres provinces) par
ceux de cinq de nos membres, dont les votes
se trouveraient ainsi perdus pour nous, ainsi
que le poids que leurs cinq comtés réunis,
avec une population totale de 114,480
(22,896 par comté) devraient avoir dans la
balance. Il peut se présenter d'autres combinaisons qui nous seraient encore plus
désa
vantageuses. Ce sujet me conduit naturellement a m'adresser à mes collègues Canadiens-
Français. Je crains que mes remarques ne
soient pas bien reçues de tous, mais j'espère
que les hon. membres voudront bien me
pardonner ma franchise, en considération de
l'importance de la question. Je n'ai pas le
droit de prétendre que tous ceux qui sont en
faveur de la confédération ne sont pas de
bonne foi; je ne leur fais aucun reproche
de suivre leurs convictions, mais, tout en les
suivant, ils ne doivent pas oublier les devoirs
que leur impose leur mandat. Il est un
fait bien connu: c'est que, lorsque le projet
de confédération a été livré au public, tous
les journaux et la plupart des membres qui
supportent l'administration, se sont déclarés
en faveur de ce projet, mais, dans presque
tous les cas, avec la réserve expresse du droit
d'introduire certains amendements qu'ils
regardaient comme indispensables. Mais
l'hon. procureur-général du Haut-Canada a
déclaré, il y a quelques jours, que le gouvernement n'accepterait aucun amendement,
que les résolutions devaient être adoptées
exactement dans la forme dans laquelle elles
ont été présentées. Les hon. membres vont- ils se soumettre à cet édit? Ces amendements,
qu'ils regardaient comme indispensables, ne vont-ils pas faire au moins un
effort pour les faire adopter? Leur position
auprès du gouvernement leur donne une
influence qu ils ne pourront jamais exercer
plus utilement que maintenant; c'est leur
devoir de l'exercer; ils sont responsables
des résultats de cette mesure qui ne
pourrait pas être adoptée sans leur concours. Leur principal argument à l'appui
de la confédération est que nous avons
aujourd'hui une excellente occasion de nous
assurer des conditions favorables, qui ne se
présentera peut-être plus jamais, et qu'il est
de leur devoir de profiter de cette occasion.
Mais les hon. membres ont-ils fait ces conditions? Ont-ils pris autant de précautions
à sauvegarder les intéréts de près d'un million de Canadiens-Français confiés à leurs
soins, qu'ils en auraient prises pour passer
le contrat de vente d'une terre ou même
pour acheter un cheval? Ont-il fait aucune
condition? S'ils n'ont pas fait de conditions,
savent-ils au moins quel est le sort qui nous
est réservé? Savent-ils quelle est la forme
du gouvernement que l'on imposera au Bas- Canada? Peuvent-ils nous dire si nous aurons
le gouvernement responsable? Non, car,
le ministère refuse de parler; il ne parlera
367
que quand la mesure de la confédération
aura été adoptés et qu'il sera trop tard pour
faire des objections. Le gouvernement responsable ne serait pas un remède bien efficace
aux maux que je prévois, mais ce serait
au moins un moyen de défense pour nous, et
nous ne devons pas le rejeter. Il est vrai
que, d'après la 41ème clause des résolutions,
"les gouvernements et les parlements des
diverses provinces seront constituées en la
manière que leurs législatures actuelles jugeront respectivement à propos de les établir."
Mais l'élément anglais a la majorité dans le
parlement actuel. L'on nous dit que les
Anglais sont naturellement favorables au
gouvernement responsable. C'est vrai: pour
eux-mêmes. Pendant combien d'années le
Canada est-il resté sans gouvernement responsable? Les tristes événements de 1837
et
1838 ont été la conséquence de cette anomalie dans le système parlementaire. Le
Haut-Canada n'aura pas besoin, comme nous,
d'un gouvernement local responsable; il n'a
pas, comme nous, à défendre une nationalité
qui sera en minorité dans le parlement
fédéral, mais qui, au moins, devrait jouir,
dans le Bas-Canada, des pouvoirs que le
régime parlementaire accorde partout à la
majorité . Le Haut-Canada ne désire faire
de sa législature locale qu'un grand conseil
municipal; il videra ses querelles de partis
dans l'arène plus vaste du parlement fédéral.
Les Anglais du Bas-Canada, qui ne gagneront rien à avoir un gouvernement local
responsable, puisque ce gouvernement est le
gouvernement de la majorité, joindront leurs
votes à ceux du Haut-Canada, pour nous
imposer la même forme de gouvernement
qu'à l'autre section. Les parlements locaux,
si ce système est adopté, n'ayant plus aucune
part dans le gouvernement, deviendront
bientôt parfaitement inutiles, et ils seront
supprimés, comme l'on supprime, dans une
machine, des rouages inutiles et dispendieux.
Il nous restera alors l'union législative que
les hon. ministres n'osent pas encore recommander, parce qu'ils sont obligés d'admettre
que ce serait une injustice criante au Bas- Canada.—Mais l'on s'appuie sur la clause
42ème qui donne aux législatures locales
le pouvoir d'amender ou de changer, de
temps à autre, leurs constitutions, pour dire
que, dès que le Bas-Canada sera séparé du
Haut-Canada, il pourra changer sa constitution, si elle lui déplait, et la façonner
à son
gré. Mais il ne faut pas oublier que le
lieutenant-gouverneur, qui aura le droit de
réserver les bills du parlement local pour la
sanction du gouverneur-général, sera nommé
par le gouverneur-général en conseil, c'est- à-dire par le gouvernement fédéral; et,
comme de raison, l'on doit s'attendre à ce
qu'il agira conformément aux vues du gouvernement fédéral. Tout bill réservé par
lui aura donc besoin de la sanction du gouvernement fédéral, qui pourra la refuser
s'il
le juge à propos,—ce qu'il fera sans doute
pour tout bill qui aurait pour but de donner
un gouvernement responsable au Bas-Canada,
tandis que toutes les autres provinces n'auraient que des gouvernements non responsables.—Et
la milice! Elle sera exclusivement du ressort du gouvernement fédéral.
Les hon. membres canadiens-français auxquels je m'adresse plus particulièrement en
ce moment, ont-ils réfléchi à ce qu'il y a de
dangereux pour nous dans cette disposition?
C'est avec répugnance que je fais encore une
fois allusion auxdifficultés qui peuvent
s'élever entre les différentes parties de la
confédération; mais il serait coupable de
fermer les yeux sur l'avenir, de peur de le
voir trop menaçant. N'avons-nous pas entendu, il n'y a que quelques jours, un des
hon. membres qui supportent cordialement
l'administration, se plaindre devant cette
chambre que le Haut-Canada allait avoir
quatre écoles militaires, tandis que le Bas- Canada n'en aurait que deux. Pourquoi
donnerions-nous au gouvernement fédéral
le droit d'instruire dans l'art militaire et
d'armer les autres provinces de la confédération aux dépens du Bas-Canada? Pourquoi,
pendant qu'il en est encore temps,
négliger de prendre ces précautions salutaires dont dépend notre existence comme
Canadiens-Français? Notre gouvernement
local devrait avoir une part active dans l'organisation, l'instruction et l'armement
de
nos milices, comme les gouvernements, locaux
ont une part dans toutes les confédérations.
Mais j'oubliais que celle-ci est une confédération modèle qui doit réunir tous les
inconvénients du système fédératif, sans un seul
de ses avantages.—Je lis dans l'ouvrage en
faveur de la confédération, dont j'ai déjà
plusieurs fois parlé, p. 25, ces mots:
"Nous offrons, avec eux, protection à votre
religion, à vos institutions ainsi qu'à vos lois
civiles, etc., etc."
On offre aux Canadiens-Français de les
protéger; mais quand, sous la constitution
actuelle, ils peuvent se protéger eux-mêmes,
pourquoi abdiqueraient-ils ce droit? Ils sont
368
maintenant fortement retranchés dans leur
citadelle, et on leur conseille d'en raser les
murs, pour assurer leur sûreté. Les Canadiens-Français se trouvent aujourd'hui dans
une position beaucoup plus favorable que
lors de l'union: ils sont en même temps
juge et partie. On leur demande de vouloir
bien adopter une nouvelle forme de gouvernement, on ne la leur impose pas; et,
pour les persuader, l'hon. minitre de l'agriculture leur dit que cette nouvelle forme
de gouvernement a été recommandée successivement par le juge en chef SEWELL,
le juge ROBINSON et lord DURHAM! Les
noms seuls de ces trois hommes devraient
suffire pour nous ouvrir les yeux Leur but
avoué a été de faire disparaître la nationalité
Canadienne-Française, de fondre les races
en une seule, la race anglaise; et pour arriver
à ce but ils ont recommandé, comme nous
dit le ministre de l'agriculture, le système de
gouvernement que l'on nous propose aujourd'hui. Dans ce dernier passage dont je
viens de citer quelques lignes, il y a, page
25, une phrase qui m'a donné à réfléchir.
C'est celle-ci, mise par l'auteur dans la
bouche des Canadiens-Anglais du Bas- Canada:
"Rappelez-vous que nous aussi nous sommes
habitants du Bas-Canada et que nous aspirons,
nous, à d'autres et de plus grandes destinées."
Je me suis sérieusement demandé quelles
sont les aspirations des Canadiens-Français.
J'ai toujours cru et je crois encore qu'elles se
concentrent sur un point: le maintien de
leur nationalité comme un bouclier destiné
à protéger les institutions qui leur sont
chères. Depuis un siècle, les Canadiens- Français ont toujours aspiré vers ce but.
Dans les longues années d'adversité, ils ne
l'ont pas perdu de vue un instant. Surmontant les obstacles, ils ont marché pas à
pas
vers lui, et quels progrès n'ont-ils pas faits?
Quelle est leur position aujourd'hui? Ils sont
près d'un million; ils n'ont plus à craindre,
s'ils sont fidèles à eux-mêmes, le sort de la
Louisiane qui n'avait pas autant d'habitants,
lorsqu'elle a été vendue par NAPOLÉON I aux
Etats-Unis, que le Canada n'en avait en 1761.
Un peuple d'un million d'âmes ne disparaît
pas facilement, surtout quand il possède le
sol.— Leur nombre augmente avec rapidité.
De nouveaux townships s'ouvrent de toutes
parts, et se peuplent de colons infatigables.
Dans les townships de l'Est, que l'on croyait
destinés à être peuplés exclusivement par
les colons anglais, ceux-ci font peu à peu
place aux Canadiens-Français. C'est une
lutte pacifique entre les deux races, lutte
de travail et d'énergie. Le contact avec
nos concitoyens d'origine anglaise nous a
enfin ouvert les yeux; nous avons enfin
compris que pour réussir il ne fallait pas
seulement le travail, mais un travail raisonné
et intelligent, et nous profitons par leur
exemple et par l'expérience qu'ils ont acquise
dans les vieux pays de l'Europe. L'agriculture commence à devenir en honneur,
chez nous; l'homme d'éducation n'a plus
honte de s'y livrer; nos cultivateurs sentent
tous le besoin et le désir de se perfectionner;
nous avons de magnifiques fermes modèles
où nous pouvons apprendre la science de la
culture. Nous entrons dans une ère nouvelle
de prospérité. Les Canadiens-Français
occupent une place distinguée dans le commerce du pays; ils ont fondé des banques,
des caisses d'économie; ils ont sur le St.
Laurent, entre Québec et Montréal, une des
plus belles lignes de bateaux à vapeur de
l'Amérique; il n'y a pas de paroisse, sur le
fleuve, qui n'ait son steamboat; les communications avec les grandes villes sont faciles;
nous avons des chemins de fer, et c'est par
heures que l'on mesure maintenant la
longueur d'un voyage que l'on mesurait
autrefois par jours; nous avons des fonderies et des manufactures; nos constructeurs
de vaisseaux sont renommés en Europe.
Nous avons une littérature à nous; en
auteurs à nous, dont nous sommes fiers; ils
sont les gardiens de notre langue et de
notre histoire, ils sont les piliers de notre
nationalité; rien ne prouve notre existence
comme peuple autant que notre littérature.
L'éducation pénètre partout; nous avons
plusieurs excellents colléges et une université
où l'on peut étudier toutes les sciences sous
d'excellents professeurs. Nos jeunes gens
apprennent dans les écoles militaires à
défendre leur patrie. Nous avons tous les
éléments d'une nationalité. Il y a quelque
mois à peine que tous, nous continuions à
avancer dans la voie de la prospérité, satisfaits
du présent, confiants dans l'avenir du peuple
canadiens-français. Tout d'un coup, le découragement, qui n'avait jamais pu nous gagner
dans l'adversité, s'empare de nous. Nos
aspirations ne sont plus que de vains rêves!
Il faut briser l'ouvrage d'un siècle! Il faut
renoncer à notre nationalité, en adopter une
nouvelle, plus grande et plus belle, nous dit- on, que la nôtre: mais ce ne sera plus
la
nôtre. Pourquoi? Parce que c'est notre sort,
369
inévitable, contre lequel il est inutile de
lutter. Cependant, nous avons déjà lutté
contre le sort lorsque nous étions plus faibles
que nous ne le sommes aujourd'hui, et nous
avons triomphé. Ne donnons pas au monde
le triste spectacle d'un peuple qui renonce
volontairement à sa nationalité. Mais ce
n'est pas là notre intention. Que l'on donne
au peuple le temps de comprendre la question;
qu'on le consulte par la voie des élections.
C'est son droit, à moins que notre forme
de gouvernement ne soit qu'une moquerie.
Si la mesure est bonne, pourquoi craindre
de la discuter? Si la constitution nouvelle
que l'on veut nous donner doit durer des
siècles, pourquoi ne pas essayer de la rendre
aussi parfaite que possible? Pourquoi tant
nous presser de l'adopter, avant même que
de la comprendre?— En résumé, j'objecte à
la confédération qui nous est proposée,
premièrement comme canadien, sans acception d'origine; secondement, comme Canadien-
Français. D'un point de vue comme de
l'autre, je considère la mesure comme une
erreur fatale; et, comme Canadien-Français,
je fais encore une fois appel à mes comtriotes, en leur rappelant qu'ils ont entre
les
mains un héritage précieux, sanctifié par le
sang de leurs pères, et que c'est leur devoir
de le transmettre intact à leurs enfants,
comme ils l'ont recu. (Applaudissements.)
Les débats sont alors ajournés.